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Le secret d'Agata

Elle n’a appris ses origines juives qu’à 19 ans, en 1978. Sans parvenir à en parler. Aujourd’hui, elle brise le silence : celui d’une famille polonaise terrorisée par la Shoah.

Tout est dans le regard, profondément dérangeant. Agata Tuszynska vous scrute par en dessous, d'un oeil bleu profond, à la fois fuyant et pénétrant. Ce paradoxe reflète le drame de sa vie. En 1978, l'année de ses 19 ans, sa mère est sortie du silence pour lui révéler qu'elle était juive, qu'elle avait grandi dans le ghetto de Varsovie, et passé une partie de la guerre cachée dans une cave. Pétrifiée par cette révélation, Agata Tuszynska s'est alors murée dans le mutisme : « J'ai pensé que ma mère m'avait caché son passé pour une raison importante, et que je devais continuer à le faire. Etre juif semblait une humiliation. Cela ne devait pas être très glorieux, il y avait sûrement une faille, quelque chose dont on n'avait pas le droit d'être fier. En état de choc, je me suis mise à regarder tout le monde avec méfiance et arrière-pensées. Dès que je voyais un ami, un voisin, un inconnu, je me demandais quel était son vrai visage, s'il serait capable de me dénoncer un jour... » Tiraillée entre le déni et le retour aux sources, Agata Tuszynska entre alors dans une période de schizophrénie profonde. Elle part en Israël à la rencontre des survivants de la Shoah pour écrire Les Disciples de Schulz. Lit tout Isaac Bashevis Singer pour lui consacrer un essai biographique, Singer, paysages de la mémoire (1). Mais à personne, elle ne parvient à dire ce que sa mère a tu pendant des années : « C'est en Israël et à New York, entourée de Juifs, que je me sentais le mieux. Comme s'ils me tenaient par la main. Mais dès qu'ils me demandaient si j'étais juive, je niais. Même lorsque j'entendais des discours antisémites en Pologne, j'étais incapable de parler. Je me disais qu'il était normal que je souffre et que je sois punie à mon tour. Ce blocage a persisté pendant des années. » Jusqu'à ce qu'Agata Tuszynska décide de mettre de l'ordre dans son chaos intérieur, et de se fabriquer une « boussole pour s'orienter dans l'existence » : son nouveau livre, Une histoire familiale de la peur. Un saisissant traité d'égohistoire, une fourmillante enquête psychogénéalogique. Il a fallu l'exil pour qu'elle ose s'atteler à ce travail : « Après des mois de recherche dans les archives et dans la mémoire des gens, je suis partie aux Etats-Unis, et j'ai commencé à écrire. Je n'aurais pas pu en Pologne. J'aurais senti dans mon cou le souffle de mes parents lisant par-dessus mon épaule. Et puis, je me suis dit : pourquoi ai-je besoin de me cacher en Amérique alors que j'écris pour me montrer au grand jour ? Je me suis donc faite à l'idée de publier le livre en Pologne. D'abord, j'ai mis toutes mes larmes sur le papier : 750 pages de larmes ! Puis j'ai sculpté ce chagrin, pour me découvrir moi-même, comme dans une cure psychanalytique. » La langue d'écriture est lancinante, pleine de répétitions et de trous noirs, comme celle des victimes hébétées qui martèlent les mêmes traumas. Jamais chronologique, le récit emboîte le pas de différents membres de la famille, dans une chorégraphie nerveuse où chacun semble mener la danse. Agata Tuszynska a pris soin de laisser les cailloux qui lui ont permis de trouver le chemin de la vérité intérieure. Des indices qu'elle met à notre portée. Son amour des jeux de cache-cache, quand elle était enfant. L'omniprésence des trains chez ses ancêtres paternels, cheminots de père en fils. Des poignées de portes qu'elle récupère dans une vieille maison où les siens ont vécu autrefois. Hautement symboliques, ces signes dissipent le mystère, brisent le secret, et tuent la peur fondatrice de toute la lignée d'Agata Tuszynska : « Au début de l'écriture, j'ai eu un sentiment de trahison. Je servais notre cuisine familiale dans l'assiette de tout le monde. Mais c'était une question de vie ou de mort. Maintenant, je n'ai presque plus peur de rien. Ni d'être juive ni de parler. La seule peur qui subsiste en moi est existentielle. J'ai peur de la maladie qui vient de s'abattre sur mon mari. Elle nous a pris comme ça, et je ne sais pas encore comment y faire face... » Et sa mère, vestale inébranlable du secret de famille, comment a-t-elle vécu l'éboulement de son temple ? « Elle était si heureuse que je sois blonde aux yeux bleus. J'étais l'incarnation de l'oubli dans lequel elle voulait vivre après la guerre. Pour elle, mon livre est comme une étoile jaune. Il la désigne comme juive. Elle a peur que la Shoah revienne, et que ce livre la mette en danger. Mais elle a pleuré en le lisant. Elle était émue que j'aie réussi à faire revivre sa mère et ses grands-parents, alors qu'elle ne m'en avait jamais parlé. Elle les avait effacés de sa vie, et je les ai fait réapparaître. » Même accueil reconnaissant pour son père Bogdan Tuszynski, grand journaliste de radio dans la Pologne communiste d'après-guerre, qui a bercé l'enfance d'Agata d'allusions antisémites : « Il était dévasté par la lecture de mon livre. Il m'a dit : “C'est ta vérité, pas la mienne. Mais tu seras toujours ma fille, même après avoir écrit cela.” Et puis, voyant que le livre avait du succès en Pologne, et que les voisins ne le montraient pas du doigt, il m'a remercié de l'avoir écrit. » Sur la couverture de l'édition française du livre figurent deux photos d'une beauté sépulcrale. L'une montre Agata en bas âge, une clé à la main, fixant l'objectif sans détour. Sur l'autre apparaît une lettre ornée d'un timbre à l'effigie de Hitler. Une missive de 1944 que la mère d'Agata écrivit, petite fille, à sa propre mère, et qui n'arriva jamais à sa destinataire, tuée en pleine rue. Deux clichés qui résument la démarche littéraire d'Agata Tuszynska. Avec Une histoire familiale de la peur, elle ouvre les portes de la mémoire individuelle et collective. Et remporte une victoire sur l'entreprise nazie pour laquelle toute vie juive devait demeurer poste restante.

 

Marine Landrot
Sélection Télérama/France Culture